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16/03/2017

Roberto Matta Echaurren (1911-2002)

Prince des paradoxes, ce jeune inconnu né au Chili en 1911 le quitte à 24 ans, pour s'établir à partir de 1937 en France où il parvient à se faire embaucher sur le chantier du pavillon de la république espagnole à l'Exposition universelle. Matta part pour New York en 1940, y expose peu après. Ses dessins sont remarqués par des artistes américains comme Jackson Pollock, Robert Motherwell, Gorky... qu'il influence. Il contribue ainsi sans le savoir à la naissance de la première avant-garde US avant de s'enliser, plus tard, dans un anti-américanisme plus idéologique qu'artistique... A signaler qu'il enregistre chez lui un entretien au magnétophone avec Alain Jouffroy le 6 octobre 1966, retranscrit dans Les Cahiers de l'Herne Henri Michaux seconde édition (1983), p. 403 à 407. Il y dit notamment : "Michaux a pour problème "le peu de réalité" qu'on a saisi dans le conscient et le mental. Il essaie de faire la cartographie du mental et de découvrir quelle est la planète du dedans : où il y a des montagnes, dedans, les fleuves, dedans, les lacs, dedans [...] le dehors ne voit la Loire que sous le château : très peu de réalité. C'est beaucoup plus matériel et beaucoup plus réel de voir toute la Loire – du Massif Central à l'Atlantique – que de la voir sous le château ! La saisie de cette Loire totale est le but du poète". 

"Lorsqu'il croise Dali, qu'il a rencontré sur la recommandation de Garcia Lorca, le catalan lui conseille de se présenter à Breton, lequel le déclare surréaliste et l'accueille l'année suivante dans son Exposition internationale, celle dont Duchamp est le metteur en scène – Duchamp que Matta rencontre donc, et qui devient une sorte de mentor pour lui. Comment un jeune artiste, n'ayant encore rien montré, est-il adopté en si peu de temps par de tels hommes, réputés difficiles à séduire ?

La réponse est dans ses toiles et dessins de cette fin des années 1930 : Matta invente une forme plastique et la met en oeuvre avec une sûreté et une aisance remarquables. Elles semblent en partie dues à sa formation d'architecte, hypothèse d'autant plus vraissemblable que son sujet est l'espace et comment en perturber la perception, comment le tordre et le diviser. Droites et courbes tracées sur la toile, au lieu de définir une perspective, glissent, flottent, s'effilochent. Dans certaines zones, une profondeur s'ouvre, mais, tout près de là, tout se perd. Il n'y a plus alors qu'une surface à deux dimensions et les traits font songer à des plans, des relevés, des coupes - mais on ne sait pas de quoi.

Les couleurs, loin d'aider le regard, tantôt se superposent en frottis et coulures ou, plus rarement, se condensent en volumes. Cela est donné d'emblée, comme si Matta comprenait, à 26 ans, que sa fonction artistique sera de déstabiliser les habitudes que l'enseignement de la perspective a créées depuis des siècles. Le Grand Verre, de Duchamp, et Les Grands Transparents, de Breton, ne peuvent que lui convenir.

Ce qu'il entreprend en 1938, il le poursuit encore en 1966 avec le cycle Le Honni aveuglant. Il construit alors des volumes ouverts dont les pans sont des toiles et dans lesquelles il faut pénétrer. [...] Cette perception mouvante et incertaine est à l'opposé de ce que calculent les sciences exactes et produisent les machines modernes.Celles-ci, leurs structures et leurs engrenages sont l'autre sujet de Matta, des années 1940 jusqu'à la fin. Matta traite la machine par le tragique, la cruauté et, quand sexe il y a, il le figure brutalement, jusqu'à l'obscénité." 

                                                                      Philippe Dagen

15:23 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)

14/03/2017

Fernando Botero : La lectrice

Fernando Botero, La carta, huile sur toile, 1976

Les femmes peintes par Fernando Botero n’ont pas de poids. Aériennes comme les angelots joufflus qu’on voit partout voler au ciel de la peinture des églises, elles sont enveloppées d’une peau impeccablement lisse et tendue, semblable à la baudruche des ballons que les commerçants offrent aux enfants, et qui grince quand on la frotte. Ne dirait-on pas qu’on leur a insufflé de l’hélium pour les faire enfler le plus possible en s’arrêtant juste à temps pour qu’elles ne courent pas le risque d’éclater ? On songe, hélas, à Bibendum, lui aussi boursouflé, mais à plus juste titre, puisqu’il est pneumatique.

Derrière cette pellicule rose tendre, on a peine à imaginer de la graisse et même des os, de la chair, des veines, du sang, toute l’infinie variété des tissus et des humeurs qui contribuent à lester un vrai corps et à lui donner sa densité. Une piqûre d’épingle suffirait, à elle seule, pour qu’elles se dégonflent – à supposer qu’on ait cette cruauté – et qu’il ne reste plus d’elles qu’un petit tas de peau chiffonnée, pareille à une combinaison de satin ôtée avec impatience et abandonnée là, sur le parquet d’une chambre. Par quel miracle restent-elles fixées au sol ? Elles devraient s’élever vers le ciel en filant, comme des montgolfières, pour rejoindre les nuages dont elles ne se distingueraient guère au moment du coucher du soleil, lorsque celui-ci, prenant ces derniers par en dessous, rosit leur ventre. Pas n’importe quels nuages, mais parmi leurs dix variétés, les cumulus, et pour être tout à fait précis, les mammato-cumulus, qui ont forme de mamelles.

L’obésité monstrueuse de ces jeunes femmes ne suscite pourtant aucune répulsion, non seulement parce que leur peau, parfaitement polie et souple comme une soie, dépourvue de ces accrocs qui attesteraient son caractère de substance vivante, serait susceptible de servir de réclame à des crèmes dermatologiques, mais parce que leurs traits, noyés au milieu de cette masse charnelle, prend une délicatesse et une distinction extrêmes. Ainsi, le visage de la lectrice du tableau intitulé La Lettre est-il très finement délinéamenté : les lèvres, le nez, les oreilles ressemblent à de gracieux bijoux, et sa poitrine, menue, conserve un aspect enfantin.

Allongée en travers du lit, elle soutient sa tête d’une main, tandis que l’autre laisse pendre les feuillets d’une lettre. La lectrice est nue. Et c’est, plus que son embonpoint, ce qui étonne : a-t-on jamais vu, dans toute l’histoire de la peinture, une femme lisant une lettre en simple appareil ? La chaleur tropicale de la Colombie où nous sommes suffit sans doute à expliquer cette bizarrerie, encore qu’on ne décèle nulle trace de transpiration exsudant de ce corps potelé. Elle a néanmoins, pour se rafraîchir, découpé une orange en quelques quartiers étalés sur le lit, qu’elle n’a pas entamés. Le spectateur, cédant à la pression de la rêverie, en vient à confondre cette femme infiniment close et cette orange offerte, à la pulpe si savoureuse que volontiers il goûterait.

Au vrai, la jeune femme ne donne pas tout à fait l’impression d’être nue. Ornée d’un bracelet bleu très simple et d’une perle de même couleur à l’oreille, elle a passé un long temps à sa coiffeuse pour composer son image et parce qu’il lui faut dompter la crinière de son opulente chevelure rousse qui descend en cascade, par petites vagues très serrées, sur ses épaules et sans doute plus bas, – jusqu’à ses reins. Un bouquet jaune et rouge, fiché dans sa coiffure, y met une note champêtre. Ses mains, manucurées avec soin, montrent des ongles taillés en amande. La chambre elle-même est apprêtée et ressemble à celles qu’on expose pour la clientèle dans un grand magasin.

Elle attendait son amant. Mais ce dernier vient de lui faire parvenir cette missive, dont on ne saura jamais ce qu’elle contient. Lettre d’adieu ? Bien des éléments inclinent à le supposer : l’orange délaissée ; la main supportant la tête dans la pose de la Mélancolie ; les yeux bleus, pareils à ceux d’un baigneur en celluloïd, perdus dans le vague d’une songerie ; le visage perplexe et renfrogné donnant à penser qu’elle rumine une vengeance. Cependant qui pourrait l’assurer ? Peut-être est-ce la lettre d’un frère exilé depuis de longs mois dans un pays exotique situé quelque part en Europe et au nom difficilement prononçable, à moins que ce ne soit celle du peintre, Botero lui-même, qui a jugé utile, avant la séance de pose, de rédiger des instructions pour son modèle, car c’est bien son modèle : « N’oublie pas, chère Calixta, quand tu viendras mercredi à l’atelier, de te teindre soigneusement les ongles en couleur sang – un sang fluide : vermillon sur le point de virer au carmin –, après les avoir polis et taillés, de porter ton bracelet et tes boucles d’oreilles bleues, d’orner tes cheveux d’un frais bouquet de fleurs jaunes et rouges, peu importe lesquelles. » Et ainsi de suite.

Le peintre souhaitait représenter, en une seule figure de femme, une allégorie de la volupté, de la gourmandise et de la paresse, ces péchés capitaux. Une fois nue, afin de s’assurer qu’elle respectait bien toutes ses recommandations minutieuses, Calixta a retiré la lettre de son sac à main, s’est allongée sur le lit et, alors qu’elle s’apprêtait à se glisser sous la couverture rouge, l’artiste a eu soudain l’idée de son tableau. C’est une lectrice qu’il veut peindre, non pas celle qui vient de l’interrompre et qui laisse cheminer en elle les phrases qu’elle a parcourues, et elles sont passées par ses yeux, et elles sont arrivées jusqu’à son cœur, et elles l’étreignent, puisqu’on voit maintenant, sur son visage et dans toute son attitude, leurs séquelles.

Le modèle n’a guère eu d’efforts à fournir pour répondre aux exigences du peintre. Quel ennui, ces séances de pose ! Elle aimerait pouvoir parler, rire et bouger. Elle aimerait que l’artiste, ne serait-ce qu’une seule fois, la regarde, elle, Calixta. Mais le peintre est aveugle. Rien d’autre à faire pour se distraire, ainsi prisonnière de la pose, que de rêvasser, ce qui lui donne ce regard étrange, perdu, celui de tout lecteur surpris dans son intimité, et qui lève un visage nu aux yeux encore tournés vers l’intérieur pour répondre, un peu hagard, à côté à la question qu’on vient de lui poser. Toute massive qu’elle soit, Calixta n’est pas là, elle est ailleurs, dans les nuages, au milieu des mammato-cumulus.

                                                                Gérard Farasse

Extrait de Collection particulière, Bazas, éditions Le Temps qu'il fait, 2010 (p. 91-95).

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13/03/2017

Jules Leclercq (1894-1966)

Jules Leclercq, artiste singulier

Le pioupiou au visage avenant porte la tenue des fantassins de la Grande Guerre : un képi rouge, une veste bleue à brandebourgs et un pantalon garance. Il vient d'aborder une femme au chapeau très fleuri dans un jardin public. Ils conversent. Puis ils s'assoient tous deux sur un banc. Il lui prend la main, se rapproche d'elle. Des oiseaux chantent. Bon présage : le premier qui paraît est l'oiseau bleu des contes de fée. Les arbres portent toute une profusion de fleurs multicolores qui évoque un feu d'artifice un soir de 14 juillet. Ils échangent à présent des baisers. Lui conserve toujours la même tenue militaire tandis qu'elle change sans cesse de robes et de chapeaux. Ils sont maintenant nus, étroitement accolés. Rien ne distingue l'homme de la femme si ce n'est que celle-ci se tient toujours à sa gauche et que sa chevelure est un peu plus abondante. Ils sont au paradis, comme le premier homme et la première femme. Le jardin public est ce paradis. Entre les arbres dont les branches se recourbent en arceaux pour les protéger, une mer violette s'est ouverte, où vogue un voilier. Un baigneur, aussi grand que le bateau, nage vers le large. La dernière vignette montre le couple allongé côte à côte, nu. Ils viennent de se baigner l'un dans l'autre.

Le maladroit travail de l'artiste émeut. Certains oiseaux, à la silhouette seulement esquissée, attendent encore qu'on vienne leur broder un plumage : ils attendront toujours. Quelques brins de laine s'échappent du dessin, négligences ou accrocs. La tapisserie rappelle, par ses personnages et par ses tons bleus et rouges, l'imagerie d'Epinal. Elle comprend dix images du couple, distribuées en trois frises superposées comme dans les planches de bandes dessinées : ils sont debout, assis, couché ; habillés, puis nus. Ce qui est merveilleux, c'est moins l'oubli total par les amants de ce qui n'est pas eux, au point qu'ils font l'amour dans un jardin public, moins l'apparition, comme par enchantement, entre les parterres, d'une vaste mer violette, que la rapidité de la scène. En deux temps trois mouvements, toute une histoire est condensée, de la rencontre à l'union des corps, du désir à sa réalisation, sans aucun délai, comme chose semblable ne peut se produire que dans les rêves.

Et, en effet, c'est un rêve. L'auteur de la tapisserie s'appelle Jules Leclercq. C'est un fou. Il a été enfermé à l'hôpital psychiatrique d'Armentières le 8 mars 1940 à l'âge de quarante-six ans. Il n'en sortira, après une brève escapade que permet l'invasion allemande, qu'à sa mort, le 28 février 1966. Il a orné d'enluminures et d'annotations le mystérieux livre de Maurice Maeterlinck Le Grand Secret (1921), ce qui explique peut-être "l'oiseau bleu" de sa tapisserie puisque ce dernier est également l'auteur d'une pièce féérique qui porte ce titre. Puis il se met à coudre et à broder. Il dissimule son travail. C'est un homme secret, aimant rester à l'écart, silencieux. Comme il est affecté, entre autres, au tri du linge, il récupère toutes sortes d'étoffes : draps, chaussons, serviettes, serpillières. Il détricote les pulls bleu pâle de l'uniforme des malades, si bien que cette couleur est très présente dans ses tapisseries, et se sert des camisoles pour constituer ses fonds. Il crée avec de la souffrance. Lui, si violent et si fruste, toujours prêt à sortir son couteau, s'est adonné à ce mystérieux et paisible travail de femme, éternel travail de patience. Il y consacrait ses après-midi, assis sur son lit, dans le dortoir du deuxième étage du pavillon où il était interné. Est-ce que le temps compte encore en ces lieux ? On ne s'est guère soucié de ses tapisseries. On s'en est servi pour recouvrir les pommes de terre durant l'hiver afin d'éviter qu'elles ne gèlent ou pour empêcher la formation de givre sur les vitres des voitures des médecins. On doit beaucoup d'entre elles au docteur Jacqueline Serret-Defrance, à qui Jules Leclercq les offrit. Elles étaient contenues dans deux valises bourrées à craquer. Il lui dit seulement en les lui apportant : "C'est pour vous. Je vous donne le feu..."

L'une des tapisseries représente deux scènes de solitude, intitulées Capitaine Némo et Robinson Crusoé. Il a brodé aussi beaucoup de militaires tels qu'ils étaient vêtus dans sa jeunesse. Lui-même portait une casquette, dont il ne se départissait jamais, pur "chef-d"oeuvre", selon le docteur Claude Nepstor, brodé de "toute sorte de fils colorés", et ornée de l'inscription magique "Mort à Benoît" – c'était son ennemi – et d'un écusson représentant un éclair. Il avait, croyait-il, à se défendre. Il organisait sa résistance. En représentant aussi des fleurs, des scènes religieuses ou des nus. Qui se rendait compte alors qu'il ouvrait, dans cet hôpital de briques semblable à une caserne, une chambre secrète, où lui seul pouvait entrer ? Il n'aurait pas aimé, on le suppose, que n'importe qui puisse y pénétrer et qu'on expose ces oeuvres de survie à tous les yeux.

                                                                    Gérard Farasse 

Extrait de Collection particulière, Bazas, éditions Le Temps qu'il fait, 2010 (p. 11-14).  

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