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28/02/2021

De l'éditeur Marchant Ducel au poète Franck André Jamme : "La récitation de l'oubli", éd. Fata Morgana, 18/5/1986, 72 pages

Authentique poète, comme il fut éditeur (de Michaux, Char, Bonnefoy...), voici, paru à la Fée Morgane, un livre dont l'écriture a commencé à Jaipur pour se terminer à Paris, l'été 1985 et dont la dédicataire est une femme, qui n'est pas nommée. Extraits de ce recueil, méditatif, d'une ferveur contenue dans son rayonnement même, les poèmes en prose qui suivent :

Le Wagon d'or

Par les chambres de l’œil, les signes allaient et venaient, visitaient le bol renversé. Derrière eux, semées, les questions : "Quand donc s'enfuiront les spectres ? Pourquoi l'effroi dans le filet ? Peut-on revenir en arrière ?"

Ciel sombre, sept oiseaux blancs, bourgeons diamantés de la foudre. L'air s'engouffre et s'arrête, une lampe s'éteint. "J'aimerais tant que tu sois lent, disait-elle. Épuise-toi. Je vais huiler mon corps entier, pour le prendre, il faudra la nuit." Et tous les nuages attendaient.


Parfois je prononçais la fleur - j'avançais le trident, le tambour, la recherche de ce qui empêche et la terre et le ciel, le miroir des regards, les neuf marques de chance, l'automne, le passage, une apparition : presque tout. Le feu sourdait de la fumée.


Franck André Jamme 

08:40 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

16/02/2021

Henri Michaux, 1932-1945 : entre centre et absence

Le 30 avril 1936, l'éditeur Henri Matarasso fait paraître "Entre centre et absence", de Henri Michaux, un recueil de 52 pages tiré à 320 exemplaires, qui contient, entre autres, une prose poétique, "La Ralentie". On y lit, en filigrane, l'amour qu'a porté successivement le poète à deux femmes. D'une part, Marie-Louise Termet, épouse Ferdière, appelée dans "La Ralentie" Marie-Lou ("Entrer dans le noir avec toi, comme c'était doux, Marie-Lou"), un diminutif qui deviendra en 1938, Lorellou, lorsque paraît chez Gallimard "Plume, précédé de Lointain intérieur", où ledit poème est repris dans sa version définitive ; et, d'autre part, Juana, pour la belle Susana Soca, une Montévidéenne qu'il rencontrera en Uruguay ("tu n'avais qu'à étendre un doigt Juana ; pour nous deux, pour tous deux, tu n'avais qu'à étendre un doigt").

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Double portrait, par Claude Cahun

Lorsque Michaux se lie d'amitié avec le couple Ferdière, et plus que cela, Marie-Louise faisait des études d'histoire de l'art, elle était devenue l'assistante du professeur Henri Focillon. C'est donc le cœur en écharpe qu'Henri Michaux entreprend son second voyage en Amérique du Sud, le 27 juillet 1936, 3 mois après la sortie de "Entre centre et absence" que n'avait pas lu Gaston Ferdière.
Arrivé en Uruguay, chez Supervielle, c'est le coup de foudre pour Susana Soca, une jeune femme cultivée, francophile et francophone. A l'automne 1936, Michaux écrit à Jean Paulhan : "Je suis amoureux. Tu crois qu'elle m'aimera ?". Ce tutoiement en dit long. Rappelons ici même que, d'une certaine manière, Jean Paulhan a "fait" Henri Michaux, en le publiant, en l'aidant, en le stimulant au besoin. Sans lui, Gaston Gallimard, commerçant avisé, aurait été sans doute plus circonspect, et d'abord devant le manuscrit de "Qui je fus". Et Michaux a très vite su qu'il pouvait se reposer sur lui. Il est arrivé que Paulhan lui refuse le texte, mais c'était exceptionnel et provisoire.

Pour autant, cet amour fou pour Soca tourne court : vieille fille, Susana vit avec sa mère, grande bourgeoise catholique, abusive, pleine de préjugés. Elle préférera son respect filial à sa passion amoureuse. Ils rompent en décembre 1936... Quant à Marie-Louise Termet, elle rejoint Henri M. dans le sertão brésilien en 1939, mais rentre avant le poète en France. En 1940, de retour à Paris en pleine guerre, il n'attend pas la débâcle pour se réfugier dans le Midi (Lavandou) avec Marie-Louise. Toujours étranger, de nationalité belge, il est assigné à résidence. Il va y rester, avec Marie-Louise, jusqu'en juillet 1943. "Plume est prisonnier", écrit-il à l'éditeur Fourcade, sur une carte "inter-zones" règlementaire. Le 22 mai 1941, à Nice, André Gide est empêché par la "Légion des anciens combattants" pétainistes de prononcer sa conférence, "Découvrons Henri Michaux", dont il publie le texte chez Gallimard. En fait, l'interdiction visait plutôt Gide que Michaux ; Gide, incarnation de "l'esprit de jouissance" selon les propos de Pétain, l'avait emporté sur "l'esprit de sacrifice", provoquant la décadence et la débâcle. Les militants vichyssois, que l'on imagine mal avoir lu "Plume", considéraient donc a priori qu'être présenté par Gide était une tare.

Le 11 août 1942, il écrit au critique Maurice Saillet : "Si les mauvaises (!) pensées de Valéry ont paru trop mauvaises et les déjeuners de soleil de Fargue trop d'enfer, eh bien recouvrons aussi HM. Il n'est pas pressé du tout. Demain, demain verra d'autres choses. Joie de vous revoir. Rendez-vous proposés : 1) Marseille du 21 au 23 ; 2) du 24 au 31 au Lavandou, un patelin d'accès peu commode hélas, depuis la suppression du car Marseille-Lavandou-Nice ; à la rigueur à Toulon. Tériade est-il dans les environs ?". Il rencontre aussi René Tarvernier, qui dirige la revue Confluences à Lyon et le publiera régulièrement à partir de février 1943, à commencer par son célèbre "Chant dans le labyrinthe", clé de voûte du futur "Epreuves, Exorcismes, 1940-1944", éd. Gallimard, imprimé le 21/12/1945.

15/02/2021

"L'aveuglette", de Jean Paulhan, aux éditions Gallimard, collection Le Point du jour, décembre 1952, 78 pages

L'art d'influencer

Qui regarde, ne voit pas (Proverbes)


Quand j'avais six ans, mes parents me menaient passer le dimanche au mazet. Ce mazet était voisin d'un bois qui s'appelait le bois des Espèces, parce qu'il s'y trouvait, je pense, plutôt que des arbres, des espèces d'arbres : une broussaille qui ne dépassait pas les épaules d'une grande personne, mais dépassait bien les miennes. Le seul bois de la garrigue de Nîmes, avec un bouquet de cinq ou six oliviers qui ombrageaient vaguement, au fond de notre jardin, le banc de pierre où je passais une part de la journée. A penser à rien. A surveiller les tortues.
Car ce mazet avait de remarquable la quantité de tortues qui l'habitaient. Ces tortues faisaient des petits. J'avais commencé par leur donner à chacune un nom : la Vaillante, l’Éclair, la Locomotive. Je dus y renoncer. Je les distinguais mal : d'ailleurs, elles devenaient décidément trop nombreuses ; les nouveau-nées, à peine plus grandes qu'une coccinelle.
Elles allaient et venaient librement sans paraître gênées par la disposition du mazet, qui descendait en étages jusqu'au lit sec du ruisseau. Alors que je savais encore les reconnaître, il m'arriva de rencontrer sur la hauteur la Locomotive ou l’Éclair, qui la veille étaient tout en bas. Comment passaient-elles les marches ? Je tâchais de les surprendre, sans y parvenir.
J'avais pour camarades ceux que j'appelais Laîné, Carois, Dontenville, et une fille qui portait l'étrange prénom de Jacquelotte. C'étaient des enfants sans doute, mais je n'ai jamais eu le moindre souci de leur âge. Nous jouions aux voleurs et aux boules. Ils avaient eu des aventures plus curieuses que les miennes ; ils me les racontaient. Le soir, je mettais brièvement mon grand-père au courant de leurs faits et gestes. Ils n'existaient pas.
Eh bien, j'étais assis un dimanche sur mon banc, à suivre des yeux quelque tortue, lorsque je vis au-dessus du mur qui nous séparait du mazet voisin apparaître la tête d'un garçon de mon âge, puis le garçon tout entier. Il s'assit sur le mur et nous nous regardâmes sans rien dire.
Alors il se passa ceci : le garçon tourna la tête et cria derrière son dos quelque chose de grossier, qui me remplit de confusion.
Je m'en allai. Je m'appliquais à ne pas courir. Je m'appliquais aussi, bien que personne ne pût la voir, à garder ma figure indifférente. Un peu plus tard, mes parents me trouvèrent singulier. Ils insistèrent tant qu'il me fallut enfin leur avouer la vérité : c'est que le garçon avait dit à quelqu'un qui l'accompagnait : "Qui est ce type ?" Le type, ce n'était pas qui, c'était moi. Mes parents, qui riaient d'abord, cessèrent de rire quand ils s'aperçurent que j'étais encore irrité de honte.


Jean Paulhan

19:44 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)