04/01/2021
"Amandiers" de Lorand Gaspar, éd. Pierre-Alain Pingoud, 21 juin 1996, 48 pages, 80 F
Toi soleil coureur essoufflé
couché bouche à bouche sur les eaux
sur la mer ouverte à tous vents
la barque de nos mains dérive
or fumé, brûlé des visages
dans la pénombre des années
gardant au-dedans ses lueurs -
musique
nos doigts raclent
des cordes invisibles
dans la lumière dissoute
chaude étoffe arrachée
à l'hiver -
* * *
toujours cet écho
sa source illisible
où erre avant l'aube
pieds nus le jasmin
tu nages encore et c'est nuit
tu nages dans la nuit qui a toujours été
et ton corps a percé l'eau glauque
qui sent l'empois et la levure.
Et la chair rame dans la chair
les mains torturent et les mains tuent
elles griffent à clair les ténèbres
et retournent à l'obscur.
Lorand Gaspar
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02/01/2021
"Le Migrateur", de Henri Thomas, éditions Gallimard, coll. Le Chemin, 12/9/1983, 270 p., 85 FF
Un livre que le regretté Jean-Claude Pirotte emportait dans tous ses déplacements (il en eut de si nombreux !), à lire et à relire, à méditer par ces temps neigeux, qui nous feraient presque oublier les refrains infortunés de nos années vingt :
"Il est un certain champ de neige dans mon esprit, où je souffre si les autres laissent la marque de leurs pas. Si l'image est facile, elle ne correspond pas moins à une réalité qui s'exprime tyranniquement par le besoin de solitude. Chaque nuit de sommeil reconstitue le champ de neige ; chaque réveil voit l'assaut d'autrui aux limites, puis en plein dans le champ, et le soir le voit entièrement sillonné et sali. Il existe peut-être des créatures assez légères pour y passer sans laisser de marques ; d'autres, même, dont la présence le protègerait. En tout cas, mon devoir et ma joie sont de protéger cette froideur cristalline où la poésie peut seule se poser. Je ne suis pas un être familier ; j'aime le délaissement.
J'éprouve aussi du bonheur à ne pas laisser d'empreinte chez autrui, tout comme à éviter des confidences.
Ce que j'apprends de lui par la seule observation me paraît beaucoup plus précieux que ce qu'il pourrait me dire lui-même.
Tout cela s'impose à moi. Je ne l'invente pas pour le plaisir de me créer une tâche ; je suis mal à mon aise dès que les circonstances me forcent à abandonner ce chemin.
* * *
Le mètre poétique régulier (celui qui a le temps pour soi) marque un souci de sociabilité. Il évoque l'idée de la récitation, il est plein d'égards, offre au moins un élément d'accord. Dans la mesure où le poète l'abandonne, il va vers des domaines plus personnels et anarchiques. Baudelaire me semble plus complètement présent dans ses poèmes en prose que dans beaucoup de ses vers, et plus présent encore dans les débris de soliloques des carnets que dans les poèmes en prose, où le souci d'une sorte de rythmique très souple (il la définit dans la dédicace à Arsène Houssaye) donne à l'expression quelque chose d'une haute politesse.
Peut-être est-ce chez Rimbaud que l'échelonnement de ces domaines, leur écartement progressif par rapport au point de rencontre social est le plus net. Les premiers poèmes, adressés à Banville, révèlent un violent désir de gloire, c'est-à-dire de multiples contacts avec une société reconnue comme le seul endroit où s'épanouir. A mesure que le mètre se disloque (la strophe du Bateau ivre présente déjà des fissures graves) l'inspiration se fait plus farouche, le regard déserte le paysage immédiat pour se porter vers les confins (loin des claires meules, des caps, des beaux toits...)."
Henri Thomas
21:27 Publié dans Auteurs, Jean-Claude Pirotte | Lien permanent | Commentaires (0)
23/12/2020
"L'enfant de la Pythie", de Jacqueline Chénieux, éditions Coprah, 1976 : au 14 Grand'Rue (à Montpellier), 230 ex, les 30 premiers avec une litho originale de Yves Rouvre
L'adolescent gauche et l'enfant gracile que tu étais se donnent la main et sautent à cloche-pied. L'adolescent a le talon dans le plâtre et l'enfant, la tête dans les nuages. Le premier regarde son père en dessous, et ses oreilles sont rouges ; le second se vêt et se dévêt sans savoir quand il faut s'arrêter. L'enfant mince connaît par le menu ce que contient chacune des malles du grenier, il invente des jeux absurdes, et souvent laisse faire aux autres enfants les tâches qu'on lui a confiées : non rouerie, mais indifférence légère. Entre l'âge du rêve et l'âge de la révolte, entre l'enfance et l'adolescence, tu n'as pas connu la sournoiserie. Aujourd'hui, ta colère est limpide ; elle a les yeux gris de toutes les colères, de toutes les révoltes.
Tu as rêvé que tu es séparé de ta famille pour des raisons politiques ; tu es interdit de séjour en France et en Angleterre. Tu dois t'enfuir en Espagne - que tu ne connais pas, en vérité -, et te trouves entraîné par le bruit d'une fête foraine ; des grelots s'attachent à toi. Te voici en attente auprès d'une baraque dans laquelle est en train d'officier une Pythie des rues. La file est longue ; tu prends ton temps, pénétré de patience. Devant toi, on gesticule : un mauvais garçon se voit reprocher par la populace d'avoir trois chemises ; d'ailleurs l'une d'entre elles dépasse sur son pantalon. Il est aussitôt chassé de la file des candides. Pour se venger, il saisit une bouteille à portée de main : elle se fend en deux moitiés parfaites sur l'aura compacte et blanche qui cerne la tête et les épaules de la voyante. C'est ton tour, et tu parles. Sans paroles tu tiens baissée la tête sur une vasque remplie de sang. Ta pensée pénètre en bulles dans l'esprit de la voyante. En échange, elle te livre le jour - tout blanc : tu es réveillée.
La Pythie, jeune femme brune avec un enfant blond, mais c'est elle qui m'a tenu compagnie cet été. Tu ne veux pas me croire, et tu hoches la tête, tes yeux gris fixés sur moi. Nous habitions le haut plateau mort aux bruyères pétries par le vent ; quand nous descendions dans les vallées, parfois nous ressentions des nausées, et les fougères nous paraissaient plantes de terre fécondes. En remontant, les hêtres et les conifères s'agglutinaient en traînées visqueuses, et puis, c'était le basalte, ses orgues sur les tranches abruptes des terres, ses blocs erratiques entourés de cils pâles, herbus. Plus loin, là où il n'y a plus même de troupeaux, les lacs sont blancs. On voit encore des rapaces. Les uns et les autres nous disaient un avenir silencieux.
Jacqueline Chénieux
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