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13/08/2020

"Histoire secrète de la poésie", de Ilhan Berck, traduit du turc par Ahmet Sel et Christian F. Estèbe, éditions Arfuyen, 30/8/1991, 48 pages, 55 F

La poésie est impitoyable.
Non qu'elle ne tende pas la main, bien sûr. On peut dire que le plus souvent c'est elle qui la donne. Mais là s'arrêtent sa générosité et sa grâce. Un instant après, elle se retire en son aire. C'est de là qu'elle préfère contempler ta lutte dans l'histoire secrète de la poésie. C'est alors qu'elle t'impose sa dureté, sa cruauté, son inclémence : car, à présent, c'est ton tour.

Ilhan Berck

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C'est dans le numéro 19 (octobre 2002) de Diérèse que j'ai eu le plaisir d'accueillir le poète Ilhan Berck (1918-2008), avec des poèmes inédits extraits pour partie de Deniz Eskisi (Le Vieux de la mer, 1982) et de Güzel Irmak (Le beau Fleuve, 1988), tous deux parus aux éditions Adam (Istanbul). Le traducteur, rencontré à l'Inalco, en était Timour Muhidine. Voici, pour les lecteurs du blog, un poème significatif de cet écrivain, qui est à rattacher au courant post-moderne de la poésie turque. Ilhan Berck était également peintre. Je ne commenterai pas le fait qu'il est très peu traduit...


Les mots


Je suis les mots de la bouche, moi, ceux des cils des enfants,
     (Vous, c'est-à-dire le printemps, nuées d'oiseaux)
les traits de la facilité,
          la toison de l'aimée
Et du temps (Lui qui est mémoire
dans l'histoire du corps)
          Puis encore une réminiscence
De ta chair nue.


               Il est blessé
     l'amour.
Car ils sont blessés tous les mots
               Ces armées de Croisés.
     (Vous autres les couchers de soleil, les clochers d'église)
Je les laisse amener un à un
               Pour ta bouche
Un par un tous, mais oui tous les mots
               En ton nom
(comme s'ils te touchaient).


Moi qui suis amour, moi qui suis l'amour par excellence
     (Vous, c'est-à-dire les soleils, les ciels)
Un perce-neige se fane quelque part va donc enfile tes yeux
               d'un mouvement

Ta nudité fascinante et paisible.
               La gueule rougeoyante de l'amour.

in Le beau Fleuve, 1988
traduction de Timour Muhidine

12/08/2020

"Beauregard", de Philippe Jaccottet, éditions Zoé, décembre 1997, 48 pages

Aujourd'hui, je dirai seulement de ce jardin que j'y ai vu, d'année en année, la lumière circuler comme un enfant qui jouerait. D'année en année, c'est vrai, je la voyais moins bien, j'avais plus de peine à la suivre, à lui parler. Mais elle jouait toujours sous les feuillages accrus, sans rides, elle, sans cicatrices et sans larmes. Parce qu'elle est entre les choses, elle paraît inaltérable, éternelle même. Et c'est grâce à ces verdures fragiles, à ces jardins changeants, précaires, qu'on la voit. Qu'on y repense un instant entre deux pensées plus sombres ou plus avides. Les plantes murmurent sans cesse de la lumière. Il faudrait trouver ce que dirait Dieu, ou du moins une joie suprême. L'obstacle, l'écran qui les révélerait.

(Ici, de nouveau, surgissent les couleurs, sur fond de terre, à l'abri des cyprès, dans leur enclos sombre ; le troupeau des couleurs, des fleurs - et il y a aussi les feux des saules, une charrette, un homme accroupi, travaillant on ne sait à quoi, un arrosoir. Le rose insaisissable, jailli, suspendu : vol arrêté. Dans l'abri, derrière les barrières vertes, ces braises qui ne brûlent pas si on les prend dans sa main, mais s'y éteignent vite. L'aube des arbres, du bois. Comme il est étonnant que cela doive se changer bientôt en fruit rond et lourd, tels des œufs d'oiseaux... Arbre un instant couvert d'ailes, qui vont tomber, jaunir, s'éparpiller, se remélanger à la terre encore humide.)

Là-haut, ces abeilles froides - chassées par celles du soleil. Je voudrais marcher là-haut maintenant, atteindre le bord de ces miroirs, de ces lacs qui se résorbent lentement, y plonger le visage - au-dessus des arbres et des fleurs.

 

Philippe Jaccottet

11:14 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

11/08/2020

"C'est la vie", de Gil Jouanard, éditions Verdier, janvier 1997, 112 pages, 80 F

Lorsque l'homme s'avisa de passer de l'état de nature à celui de culture, il se ménagea des espaces intermédiaires, qui lui permettaient de garder un pied dans le vaste monde tout en sécurisant ses mœurs et ses réflexes dans les abords d'un "chez-soi". Déjà, il avait inventé la campagne, compromis entre la luxuriance de la planète exempte d'intentions et son propre ego, implosant de desseins et de désirs. De moyen terme en pis-aller, il en vint enfin, tardivement, aux confins de la protohistoire et de l'histoire, à concevoir ce modèle réduit d'univers qu'à l'avenir constituera le jardin. Franchement utilitaire dans un premier temps, celui-ci ne tarda pas à joindre l'agréable à l'utile et, sans négliger l'usage potager et fruitier, il se mua en microcosme ornemental, voué à l'agrément des sens et au repos de l'esprit. Il serait peut-être même pertinent de considérer que c'est lui, le jardin, qui a inventé l'homme moderne, quelque part entre la Grèce ancienne et l'Andalousie médiévale. N'est-ce pas d'ailleurs le "jardin d'amour" qui, dans les pays de langue d'oc, fit éclore cette disposition affective et mentale dont devaient à jamais se trouver bouleversées les mœurs européennes ? Morcelant le visible, le jardin suggéra à l'humain, jusque-là spontanément grégaire, l'idée révolutionnaire de l'individualité. Ayant ainsi fait son œuvre, il retourna à sa vocation d'espace de succulence et de beauté, modèle réduit et unité de mesure du vaste monde. On n'y travaille plus guère ; on s'y promène en rêvassant.


Février 1993

Gil Jouanard

02:38 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)