30/07/2020
"Cendrier du voyage", de Jacques Dupin, éditions Fissile, avril 2006, 32 pages, 8 €
Enfants du glas
I
Ce rude lit de fortune, ma gouttière de bleuâtre torpeur, ce lit trop étroit pour séduire encore le sommeil, je n'ai plus qu'à m'y couler comme un lingot de plomb. C'est le moment qu'espérait l'enfance aux aguets derrière la vitre nulle pour apporter ses relents, ses bizarres traînées de lumière, le brisement de sa voix d'incomprise ou d'étrangère, et ce désir surtout qu'elle a, de se bercer à mes années rugueuses. Et de retour à mon chevet, voici la nuée des anciennes mouches qui scintille et bourdonne, qui implore et menace... Vraiment, je n'ai plus la force d'inventer de nouvelles erreurs, d'éclairer de nouveaux mirages. Je deviens immobile. Comme on entre dans la mer.
Jacques Dupin
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29/07/2020
"Euridyce désormais", Muriel Stuckel, orné d'oeuvres de Pierre-Marie Brisson, éd. Voix d'encre, 136 pages, 20 €
Sonate de l'abîme
Un éclair creuse le ciel
Transperce les nuages
Renversés
Chant improvisé
Mon cri d'envol
S'engloutit
Avec ou sans ombrages
Peu importe
Si par-delà le tremblement
L'infini nous capture
Sonate de l'abîme
Tout juste composée
Qui seule me ravivera
Tes pleurs
Éclats de douleur
Tes pleurs m'arracheront
A l'ombre
Orphée
Muriel Stuckel
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27/07/2020
"Nocturne indien", Antonio Tabucchi traduit par Lise Chapuis, éd. Christian Bourgois, mars 1988, 128 pages
Un livre étonnant vraiment que celui-ci, constitué de rencontres successives du narrateur en terre indienne. D'hôtel en hôtel, et par voies ferrées, ce sont des déambulations à la recherche d'un ami perdu de vue et qu'il ne retrouvera pas. J'ai un faible pour le chapitre IV, en voici un extrait :
"Qu'est-ce que nous faisons dans ces corps ?", dit le monsieur qui se préparait à s'étendre sur le lit à côté du mien.
Sa voix n'avait pas une nuance interrogative, peut-être n'était-ce pas une question, mais seulement une constatation, de toute façon, si c'était une question, je n'aurais pas pu y répondre. La lumière qui venait des quais de la gare était jaune et dessinait sur les murs décrépis son ombre maigre qui se déplaçait dans la pièce avec légèreté, avec prudence et discrétion, comme le font généralement les Indiens. Du lointain nous parvenait une voix lente et monocorde, une prière peut-être, ou bien une plainte solitaire et sans espérance, une de ces plaintes qui n'expriment qu'elles-mêmes, sans rien demander. Il m'était impossible de la déchiffrer. L'Inde, c'était cela aussi : un univers de sons plats, indifférenciés, impossibles à distinguer.
"Peut-être que nous voyageons dedans", dis-je...
L'homme respira profondément. Il était vêtu de blanc, mais il n'était pas musulman, cela, je le compris. "J'ai été en Angleterre", dit-il, "mais je parlais aussi le français, si vous préférez, nous pouvons parler français". Sa voix était totalement neutre, à peu près comme s'il déclarait quelque chose au guichet d'une administration ; et cela, qui sait pourquoi, me troubla. "C'est un jaïn", dit-il au bout de quelques instants, "il pleure sur la méchanceté du monde."
Je dis : "Ah ! bien sûr", parce que j'avais compris qu'il parlait maintenant de la plainte qui nous parvenait de loin.
"A Bombay, il n'y a pas beaucoup de jaïns", dit-il ensuite sur le ton que l'on emploie pour donner des explications à un touriste, "dans le Sud si, beaucoup encore. C'est une religion très belle et très stupide." Il dit cela sans aucun mépris, toujours sur le ton neutre d'une déposition.
"Vous, qu'êtes-vous ?" demandai-je, "je vous prie d'excuser mon indiscrétion."
"Je suis jaïn", dit-il.
L'horloge de la gare sonna minuit. La plainte lointaine cessa brusquement, comme si elle avait attendu que l'horloge donne l'heure. "Un autre jour a commencé", dit l'homme, "à partir de maintenant, c'est un autre jour."
Antonio Tabucchi
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