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31/08/2021

Un romancier nommé Flaubert, par René Dumesnil (I)

  Il manquerait beaucoup à la littérature française si l’on en ôtait Madame Bovary, et plus encore L’Éducation sentimentale, d’où est sorti, au dire de Théodore De Banville, "tout le roman contemporain". Plus encore que Balzac et que Stendhal, Flaubert apparaît comme le confluent des courants qui vont entraîner la génération suivante, et la porter vers le naturalisme de Zola.
   Flaubert est né à Rouen, le 12 décembre 1821, d’un père d’origine champenoise, qui, après avoir été l’un des plus brillants élèves de Dupuytren, devint chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen et professeur de clinique. Sa mère, fille d’un médecin de Pont-l’Évêque, était de la famille des Cambremer, qui furent de robe, et d’où sortit Guillaume Thouret, quatre fois président de la Constituante, et guillotiné en 1794. Milieu de grande bourgeoisie fortunée : on retrouvera ces personnages dans les romans de Flaubert, dans Un Cœur simple, aussi.
   Son enfance s’écoula entre les murs d’un hôpital, dans une atmosphère de tristesse, compensée par la tiédeur d’un foyer heureux. Son frère aîné, Achille, est étudiant en médecine et succèdera plus tard à son père, quand celui-ci mourra prématurément en 1846, enlevé en quelques jours par un phlegmon de la cuisse. Homme de grand savoir et de réputation illustre, il sera le docteur Larivière de Madame Bovary, et sa disparition sera pleurée de tout le pays.

un élève inégal

   Gustave a une sœur, Caroline, qu’il chérit tendrement. Elle mourut des suites de ses couches deux mois après son père, laissant une fille qui devint Mme Commanville puis Mme Franklin Grout (la "nièce Caroline" de la Correspondance de Flaubert). Ces deuils répétés furent vivement ressentis par Gustave dont la santé était déjà ébranlée par une maladie nerveuse épileptiforme, mais qui ne fut point le véritable mal comitial.
   Au lycée, il fut un élève inégal, ne travaillant que ce qui l’intéressait : l’Histoire et les Lettres. Féru d’art dramatique, il avait transformé en théâtre la salle de billard de son père.
   Il rédigeait presque seul un petit journal, Le Colibri, où il publia - car la feuille imprimée avait quelques abonnés - ses ébauches de romans, de nouvelles, notamment, en 1837 (il a seize ans, et il est en troisième) Une leçon d’histoire naturelle, genre commis, idée qui, reprise au terme de sa vie, deviendra Bouvard et Pécuchet, et pour l’instant, une de ces physiologies si fort à la mode. Il passe en effet tout son temps à écrire, et ces œuvres de jeunesse forment une sorte de réserve, de provision d’idées, de plans, d’esquisses qui trouveront plus tard, la maîtrise venue, leur forme définitive.
   Avec ses amis, Le Poittevin (qui sera l’oncle de Maupassant), Ernest Chevalier, et plus tard Louis Bouilhet, un jeune poète qui deviendra étudiant en médecine et sera l’interne du docteur Flaubert, Gustave crée une sorte de mythe, un personnage fictif dont chacun tient le rôle selon les circonstances : le Garçon, composé cynique de Sancho Pança, de frère des Entommeures, de Panurge, de Jacques le Fataliste - original cependant par l’énormité de ses propos, leur gaillardise et leur obscénité, et surtout le mépris de la médiocrité bourgeoise, la haine des idées reçues, de l’hypocrisie sociale, de la sottise sous toutes ses formes.
   Car Flaubert recueille avec passion les traits les plus beaux de la bassesse et de la bêtise. Son sottisier se grossit de tout ce qu’il entend, de tout ce qu’il lit et qui lui semble digne d’être conservé dans ce musée des horreurs. Nul plus que lui n’a souffert de la stupidité - souffert jusqu’à s’en délecter.
   À vingt-deux ans le voilà riche d’observations, et même d’expérience. À l’âge de Chérubin en effet, il a aimé ; et ce ne fut point une amourette juvénile, mais une vraie passion dont il dira plus tard : "J’en ai été ravagé." Il a su ce que c’était d’être tourmenté de jalousie en voyant dans les bras d’un autre la femme que l’on désire - un autre, qui tient de la loi les droits sur elle. Singulière précocité qui inspire à un gamin de quatorze ans et demi ces Mémoires d’un fou, où il y a, sous quelque fatras, des parties de réel chef-d’œuvre.
   Chaque année, les Flaubert passent les vacances à Trouville, avec la famille de l’amiral anglais sir Henry Collier. Il y a un jeune homme, Herbert, qui devient le camarade de Gustave, comme les deux filles, Gertrude et Henriette, deviennent les amies intimes de Caroline Flaubert. Gustave n’est certes point indifférent à l’une d’elles, si ce n’est même aux deux.
   Mais, pour lui du moins, la flambée va s’éteindre vite, dès qu’un beau matin, à l’heure du bain, il aura trouvé sur la plage un manteau que la marée montante risque de mouiller. Il le porte plus loin, bien à l’abri ; et au repas de midi, à l’auberge, il entend une voix très douce, celle d’Élisa Schlésinger, lui dire :
  - Monsieur, je vous remercie bien d’avoir ramassé mon manteau... N’est-ce pas vous ?
   Il n’en faut pas davantage pour allumer une passion qui ne s’éteindra plus. C’est l’origine de L’Éducation sentimentale.
   À la rentrée de 1837, le collégien rédige les Mémoires d’un fou. En 1842, étudiant en droit, il écrira Novembre, toujours hanté par l’image d’Élisa retrouvée à Paris et dont il est devenu l’un des familiers. L’héroïne de Novembre se nomme Marie comme celle des Mémoires, comme celle de L’Éducation sentimentale ; mais il en a fait une prostituée. Il ne l’a point avilie : l’obsession imposait à son esprit comme une présence réelle, la vision d’un modèle unique, et surtout, plus sûrement encore, un besoin de prendre sa revanche sur le destin qui l’éloignait de son Élisa.
   L’hallucinante peinture des tourments endurés par le héros de Novembre jusqu’à la rencontre de Marie, jusqu’à la nuit passée auprès d’elle - une nuit qui ne guérit pas la blessure mais l’exaspère - ne laisse aucun doute ; pas plus que la lecture de la première Éducation sentimentale, composée en 1844-45 : l’héroïne est toujours la même, on n’en peut douter car le portrait reste si bien ressemblant ; mais cette fois le narrateur imagine de se dédoubler pour que Jules et Henry puissent échanger des lettres qui permettront de rendre plus direct, plus vraisemblable ce qu’il imagine - ce qu’il aurait voulu vivre, et qu’il n’a pas vécu.
   Il faut insister sur ces pages de jeunesse, demeurées inédites jusqu’en 1900 environ. Leur lecture impose un rapprochement avec certaines Fleurs du Mal que Baudelaire publiera en 1857 - l’année où Flaubert publie Madame Bovary. Ici et là, dans la prose de Novembre comme dans les vers du poète, c’est le même regret

          D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu…

   "J’avais plus besoin d’aimer que de jouir, plus encore de l’amour que de la volupté" - écrit Flaubert. Et c’est chez lui comme chez Baudelaire le même regret pitoyable de n’avoir point trouvé à respirer, au moment qu’il le fallait, le parfum des fleurs fraîches, et de s’être enivré, avec désespoir, du parfum plus âcre des amours vénales.
   Pour l’un comme pour l’autre, la femme, compagne d’un soir ou de toute une vie, demeure l’énigme éternellement offerte à l’insatiable curiosité de l’homme. Il reste encore beaucoup de romantisme dans le réalisme de l’écrivain qui garde quelque sensibilité.

de Touraine en Égypte

   À la faculté de droit, Flaubert s’est lié avec un étudiant de son âge, comme lui fils de médecin, Maxime Du Camp. Tous deux ont fait cent projets de collaboration fraternelle, et comme la santé de Gustave exige qu’il mène une vie moins enfermée que celle qu’il s’impose dans sa fureur littéraire, il se met en route, sac au dos, avec Du Camp, pour un voyage qui les mène des châteaux de Touraine aux côtes de Bretagne et de Normandie qu’ils remontent de l’estuaire de la Loire à l’estuaire de la Seine.
   Ils en rapportent Par les champs et par les grèves, dont les chapitres impairs sont rédigés par Flaubert, et les chapitres pairs (qui tarderont à être intégrés au livre et ne le seront qu'en janvier 1999, aux éditions Complexe), par Maxime Du Camp. Au retour, Flaubert retrouve sa mère et sa nièce installées à Croisset. Il y demeurera lui-même jusqu’à la mort, partageant son temps entre ses livres et l’éducation de sa nièce - car lui-même enseigne à l’enfant.
   Il a entrepris de mener à bien un vieux projet dont Rêve d’enfer, dès 1837, puis Smarh en 1839 étaient déjà les ébauches. Il a fait d’immenses lectures pour le préparer, car il veut doter la littérature française d’un autre Faust
   Flaubert veut achever cet immense travail avant de partir pour l’Orient avec Du Camp. À l’automne 1849 il le lit à l’aréopage, composé de Louis Bouilhet et de Du Camp ; la lecture dure trois jours mortels, et, la troisième nuit la sentence est rendue :
   - Jette cela au feu et n’en parle plus, prononce Bouilhet. Mets ta muse au pain sec et pour la guérir de son lyrisme, écris l’histoire de Delamare !
   Delamare était un officier de santé, ancien élève du père Flaubert ; et son histoire est celle de Charles Bovary… Flaubert a promis d’accepter le verdict. Il s’incline donc et part, la rage au cœur. Durant tout le voyage qui le mène aux lieux mêmes où vécut le pieux anachorète, il ne cessera point d’y penser.
   Il remonte le Nil jusqu’à la deuxième cataracte, parcourt l’Asie Mineure, la Turquie, la Grèce, et revient par l’Italie pour rentrer à Croisset, reprendre sa tâche, et ne plus guère quitter sa table de travail jusqu’à ce que la dernière ligne de Madame Bovary soit écrite.      A suivre


René Dumesnil

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Un romancier nommé Flaubert, par René Dumesnil (II)

Cela durera de septembre 1851 au 30 avril 1856, près de cinq années d’un labeur opiniâtre, qui d’un pensum entrepris à contrecœur, a fait un chef-d’œuvre.
   Dans l’été de 1846, alors que désespéré par la mort de son père et de sa sœur, il demandait à Pradier de fixer dans le marbre les traits des deux êtres perdus, il rencontra chez le sculpteur la poétesse Louise Colet que ses intimes - ils étaient nombreux, quelques-uns étaient illustres : Victor Cousin, Musset - nommaient "la Muse". Elle était belle. Il était triste, et beau lui aussi. Il lui plut. Elle fit des efforts pour le consoler.
   Leur liaison dura sept ou huit ans, traversée d’orages, de brouilles, de réconciliations. Il ne consentait à quitter pour elle Madame Bovary qu’à intervalles trop longs au gré de l’impatiente. Il avait beau écrire pour elle des articles destinés aux journaux de mode dont elle était la collaboratrice, elle voulait autre chose, et les conseils littéraires qu’il lui prodiguait ne lui suffisaient point, non plus que les longues lettres admirables où il était question d’esthétique tout autant que de tendresse. Nous lui devons de l’indulgence : Louise Colet nous a valu un chef-d’œuvre involontaire et spontané, les lettres qui nous disent les efforts surhumains dont fut payée la réussite de Madame Bovary.

"Madame Bovary, c’est moi"

On sait que Flaubert, à qui l’interrogeait sur l’origine de son roman, répondait : "Madame Bovary ?, C’est moi..." Boutade si l’on veut, mais vérité profonde. On a beaucoup disputé sur les lieux véritables de l’action. Le point de départ est bien probablement l’histoire de Delamare et de sa femme. Il y entre pour beaucoup celle des soucis d’argent, qui, de chute en chute, mènent Emma au suicide, les confidences de Madma Pradier, femme du sculpteur, qui elle aussi connut la misère après quelques années de dissipations.
   Mais c’est bien loin d’être l’essentiel. Ce qui compte, ce qui fait la valeur du livre, c’est ce qui vient de Flaubert lui-même, de son expérience de la vie, de sa connaissance divinatoire et si précise des mystères de l’âme féminine. Il a écrit à Louise Colet un soir de tristesse : "A cette heure, ma pauvre Bovary souffre et pleure dans cent villages de France."
   Elle y souffre et pleurera en tous lieux du monde tant qu’il y aura de la détresse morale dans les âmes et des larmes pour la pleurer. Les modes, les usages, les mœurs évoluent, se transforment, la triste faculté de se croire ce que l’on n’est pas, ce que l’on ne peut être ce que le philosophe Jules de Gaultier a précisément appelé le « bovarysme » - existait avant que Flaubert n’en donnât dans son héroïne une image triste comme la vie, et existera demain comme hier pour causer le malheur irrémédiable des victimes de cette illusion.
  Et ce qui demeure aussi, c’est la fidélité des descriptions, des paysages et des sites, saisis dans leurs traits immuables : le panorama de Rouen, découvert de la côte de Neufchâtel ; le cours de la Seine, les fermes normandes au printemps. Deux guerres ont passé, entraînant les pires dévastations. Le livre reste vrai, actuel pour le décor comme pour les états d’âme.
   La publication dans la Revue de Paris, commencée en octobre 1856, alarma l’autorité. La Revue déplaisait au pouvoir à cause de son libéralisme. Niant la leçon de morale qu’est cette dure histoire, on prit prétexte d’une immoralité de surface en négligeant son fond, sa sincérité. Et Flaubert alla s’asseoir sur les bancs de la sixième chambre correctionnelle.
   Un réquisitoire tendancieux du substitut Pinard n’empêcha point la belle plaidoirie de maître Sénard d’amener l’acquittement, le 7 février 1857. En avril, le roman paraissait chez Michel Lévy.
   Flaubert demeurait meurtri. Ennemi de toute réclame, professant que le public n’a rien à connaître de la vie privé de l’artiste, il avait été livré tout vif à la curiosité des badauds, et une suspicion demeurait attachée à son nom, en dépit de l’acquittement. Il songea sérieusement à ne plus rien publier. Et puis, il chercha un refuge, une fois encore, dans le travail. Mais il choisit un sujet historique qui dans le temps et dans l’espace le mènerait bien loin de ses contemporains.
   Une page de l’Histoire romaine de Michelet sur Carthage demeurait, toute vivante, en sa mémoire. Il lut tout ce qui pouvait évoquer une civilisation dont rien ne subsistait depuis que Scipion avait rasé la ville de Didon, l’antique Byrsa. Et il rêva : d'une civilisation faite de souvenirs emportés de son voyage sur le Nil, des deux nuits passées dans la maison d’une aimée d’Esneh, ville réservée par le gouvernement égyptien aux femmes galantes, Ruchiouk-Hânem, la "petite princesse" vue dans L’Éducation non comme une courtisane mais comme la femme idéale, par le héros. Et puis, toujours, il rêva d’une image venue sur ce fond, en surimpression, comme on dirait aujourd’hui, et ramenant encore Élisa, il conçoit Salammbô, fille d’Hamilcar.  

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Felouques à Esneh

l’Éducation sentimentale

   Les faits historiques qui serviront de cadre à l’action sont dans Polybe, historien fidèle, qui eut en mains les documents authentiques. Flaubert les lui a empruntés. Mais il comprend au bout de quelques mois de tâtonnements qu’il ne fera rien de bon s’il ne va puiser au pays même la vérité éternelle des paysages, de la lumière, de l’âme aussi de l’Afrique, toutes ces choses immuables, qui survivent aux civilisations abolies. Et en effet, au retour, la tâche est un peu plus aisée, mais bien lourde quand même car les difficultés de style deviennent plus embarrassantes à chaque scène pour varier le ton, et parvenu à la moitié de son manuscrit, il se demande s’il va renoncer.
   Tout est vrai cependant, de ce qui pouvait être pris à l’histoire.
   Salammbô est publié en novembre 1862. Le succès est considérable, et la fille d’Hamilcar paraît dans les revues de fin d’année ; des polémiques s’engagent. Flaubert répond victorieusement à l’archéologue Frœner, homme grave qui a lu trop légèrement l’œuvre d’un romancier mieux que personne renseigné sur les mœurs puniques.
   Et le tumulte apaisé, Flaubert se remet au travail. L’Éducation sentimentale sort de ses rêveries devant ses notes, devant les images d’Élisa Schlésinger, son cher "fantôme de Trouville", sa "vieille et chère tendresse" - comme il lui écrira quand elle sera libre trop tard, ce qui valait mieux, car il est des souvenirs de rêves que la réalité aurait probablement tués. Le livre devait porter pour titre "les Ratés". Flaubert y renonça et fit bien : il est tout autre chose de plus douloureux : l’histoire d’une génération qui se bouche les yeux pour ne rien voir et que la défaite de 1870 va durement ramener à la réalité.
   Sous l’aventure sentimentale de Frédéric et de Marie, sous la peinture d’un milieu d’artistes et de bohèmes dont Arnoux est le centre, c’est un tableau de la vie politique et sociale de la France pendant le règne du Roi-Citoyen et la Deuxième République que l’on trouve, c’est en un seul roman presque toute la matière de la Comédie humaine, et c’est d’une telle fidélité à l’histoire que Georges Sorel, le sociologue, auteur des Réflexions sur la violence, a pu dire que "tout historien désireux de connaître l’époque qui précéda le coup d’État ne peut négliger L’Éducation sentimentale".
   Du point de vue de la technique, le roman n’est pas moins réussi : il a la mobilité de la vie, il éclaire d’une même lumière vraie les milieux les plus différents, clubs politiques, ateliers d’artistes, salons aristocratiques, boudoirs de filles, réunions hippiques, scènes d’émeute… C’est partout la même sûreté de coup d’œil, la même justesse des nuances. Et des paysages comme ceux de la forêt de Fontainebleau où Frédéric vient tenter d’oublier sa peine avec Rosanette – comme le héros de Novembre, tout à l’heure sont parmi les belles réussites du réalisme : ici Flaubert fait songer à Courbet.

la marée de bêtise…

   Publiée à la veille de la guerre, L’Éducation sentimentale n’eut qu’un très médiocre succès. On jugea le livre confus ; on ne le compris pas. D’ailleurs c’est un de ces romans qui ne livrent leur séduction triste qu’aux esprits mûrs, aux êtres qui ont souffert et acquis l’expérience de la vie.
   Flaubert avait, aux dîners Magny, rencontré Georges Sand, et s’était lié d’une amitié délicate avec la dame de Nohant. Elle essaya de lui faire entendre qu’il devrait dans ses livres faire la part moins large à l’expression de son pessimisme, songer que le romancier peut consoler et non désoler.             A suivre

René Dumesnil

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30/08/2021

Un romancier nommé Flaubert, par René Dumesnil (III)

Les lettres qu’ils échangent sont bien curieuses : querelle d’esthétique. Mais la guerre éclate, les Prussiens occupent Croisset, Flaubert se réfugie à Rouen.
   Il enterre avant de partir le manuscrit de Saint Antoine qu’il a repris - sa "vieille marotte" comme il dit. Il ne l’achèvera qu’après son retour dans sa maison - mais ce ne sont pas les événements, la Commune, le traité de Versailles, qui lui font voir la vie sous un aspect moins sombre…
   Il désespère de l’humanité, il voit monter la marée de bêtise qui menace de tout submerger, prédit - dans une lettre étonnante à George Sand, datée du 3 août 1870 - que "les guerres de races vont recommencer, qu’on verra, avant un siècle, des millions d’hommes s’entretuer en une séance : tout l’Orient contre l’Europe, l’Ancien monde contre le Nouveau. Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être sous une autre forme des ébauches et des préparations de conflits monstrueux dont nous n’avons pas l’idée..." Il voit venir "un monde hideux d’où les Latins seront exclus" (28 octobre) ; un monde "américanisé"…
   La vie reprend : La Tentation de Saint Antoine paraît en avril 1874 chez Charpentier. Déjà Flaubert a entrepris un autre livre qui "le vengera" - car il veut exprimer tout son dégoût : ce sera Bouvard et Pécuchet, qu’il n’achèvera pas.
   Un nouveau sujet de tristesse lui est venu : le mari de sa nièce, Ernest Commanville, importateur de bois du Nord, s’est ruiné, et pour tâcher de le sauver de la faillite, Flaubert a garanti des traites, et obtenu de quelques amis, Edmond Laporte, son voisin de campagne, Raoul Duval, d’autres encore, qu’ils se joignent à lui pour sauver Commanville. Peine perdue : Flaubert sacrifiera sa propre fortune, et sera réduit à accepter une place de bibliothécaire (dont on n’est pas sûr qu’elle n’ait été un secours que ses amis obtinrent du ministère).
   Des deuils répétés avaient encore rendu plus triste son isolement : Louis Bouilhet et Sainte-Beuve étaient morts en 1869 ; Jules Duplan et Jules de Goncourt en 1870 ; l’amitié de Tourgueniev, de Zola, de Daudet bientôt, comblait un peu le vide laissé par ces disparitions. Ernest Feydeau, puis George Sand allaient eux aussi  disparaître. Il avait promis à sa "chère Maître", comme il l’appelait, d’écrire une œuvre moins pessimiste : il tint parole aux pires instants de ses soucis, et ce fut Un cœur simple, qui vint se joindre à Saint Julien l’Hospitalier et à Hérodias pour former le recueil publié en mai 1877 sous le titre Trois Contes

   C’est le plus parfait de ses livres, celui où l’on trouve comme une somme complète et résumée de son esthétique, de son génie : le style éblouissant d’Hérodias dont l’orientalisme rappelle Salammbô ; l’image de missel exécutée d’après un vitrail de Rouen qu’est Saint Julien, et enfin ce chef-d’œuvre de sobriété raffinée qu’est l’histoire de la servante Félicité - "le cœur simple" qui donne son titre au conte ; on y retrouve Trouville et les fantômes de son enfance, mais si Mme Schlésinger est absente du récit, on la devine comme si quelque chose d’elle demeurait dans les sites que Flaubert décrit. Ne lui avait-il pas dit que pour lui le sable de la plage gardait toujours l’empreinte de ses pieds nus depuis le jour où il avait ramassé son manteau ?

invisible dans ses livres

   Il allait mourir le 8 mai 1880, "las jusqu’aux moelles", frappé soudain par une hémorragie cérébrale. Sur la table demeuraient les feuillets de Bouvard et Pécuchet, le roman inachevé, l’histoire des deux copistes qu’un héritage libère des sujétions du bureau, et qui, retirés à la campagne, tentaient d’appliquer tout ce que leurs lectures leur ont mis en tête, et échouent perpétuellement, qu’il s’agisse d’agronomie, d’arboriculture, de chimie, de physiologie, de pédagogie.
   Ce recueil s'achève au dixième chapitre, Flaubert n'avait qu'ébauché le plan du second volume qui aurait dû reprendre le fameux Dictionnaire des idées reçues, un sottisier composé d'aphorismes, mentionné pour la première fois dans une lettre postée de Damas à Louis Bouilhet, le 4 septembre 1850. Mais de quelle manière au juste ? Avec ou sans commentaires ? Nul ne le sait.
   On a dit qu’il voulait faire le procès de la science. Cela est absurde : le procès du scientisme, probablement, mais pas de la science dont il avait au contraire le respect ; le procès de ceux qui croient tout savoir parce qu’ils ont appris le rudiment ; le procès des esprits forts, creux et gonflés comme des vessies.
   Il avait fait de l’objectivité l’unique article de son credo littéraire : il se voulait invisible dans ses livres, et s’il a réussi, en effet (tout comme Mérimée, qu’il n’aimait qu’à moitié, le trouvant trop sec), à ne jamais intervenir directement. Dans ce qu’il conte, c’est sa sensibilité, c’est lui-même que nous cherchons dans son œuvre et que nous trouvons aisément, en dépit du dogme de "l’art pour l’art".
   Comme il eut raison - sans s’en douter - lorsqu’il dit : "Madame Bovary, c’est moi !" Sa correspondance l’a prouvé. On lui a reproché un style tendu, trop travaillé, au goût de ceux qui trouvent que le roman ne doit pas être "écrit". Il a dit qu’il était déraisonnable de demander des oranges aux pommiers. Il ne faut pas davantage demander à Flaubert d’être Stendhal, à Racine d’être Shakespeare. Mais il n’est pas interdit d’aimer, de goûter à la fois Voltaire et Bossuet...  

René Dumesnil

17:40 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)