20/01/2020
Boris Pasternak (1890-1960)
Le livre n'est qu'un cube de conscience brûlante, et fumante, et rien d'autre.
Le cri du coq de bruyère au printemps, c'est le souci que prend la nature de la conservation des volatiles. Un livre, c'est comme un coq de bruyère au printemps. Il n'entend rien ni personne, assourdi par son propre cri, absorbé dans son propre cri.
Sans lui l'espèce spirituelle n'aurait pas de succession. Elle s'éteindrait. Les singes n'avaient pas de livres.
On l'a écrit. Il a grandi, crû en intelligence, bourlingué, et le voilà grand - et parti ! Si on voit dans son jeu, ce n'est pas de sa faute. C'est comme ça qu'est fait l'univers spirituel.
Dire que l'on croyait naguère que les scènes, dans un livre, étaient des mises en scène ! Quelle erreur ! Qu'en a-t-il à faire ? On a oublié que la seule chose qui était en notre pouvoir était d'arriver à ne pas altérer la voix de la vie qui résonne en nous.
L'incapacité de trouver et de dire la vérité est un défaut que ne peut pallier aucun art de dire le mensonge. Le livre est un être vivant. Il a sa pleine conscience et tout son jugement : les tableaux et les scènes, c'est ce qu'il a gardé du passé, retenu, et qu'il ne consent pas à oublier.
Boris Pasternak (1912-1922)
traduit par Michel Aucouturier
André Lhote
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19/01/2020
"Les anges dansent et les anges meurent", de Margaux Lunel, éd. Presses de la Renaissance, 28/9/1990
Un livre jamais commenté, et pour cause !, il défie les règles du genre, un roman-récit autobiographique, le seul écrit par Margaux Lunel, ancienne junkie, qui nous dit avoir décroché. L'écriture, comme catharsis, la narratrice prend le nom de Billie (Holiday) et son amant James Douglas Morrison, celui de Kievits. Son livre est l'histoire d'une descente aux enfers, d'une dérive mortifère : dans l'îlot Chalon, quartier aujourd'hui rasé jouxtant la gare de Lyon, à Paris. En postface, l'auteure précise : "Pendant ces mois d'écriture, deux sentiments m'habitèrent beaucoup plus violemment que les autres, de façon incessante, j'étais comme obsédée : il fallait absolument que je réussisse à faire comprendre au lecteur que ce n'était pas une histoire de drogue que j'avais écrite, mais une histoire d'amour, que la came je m'en foutais... Je veux dire que je m'en serais foutue si elle ne s'était pas payé le luxe de me piquer une bonne part de mes amis." Thanatos rôde et emporte un à un ces vieux enfants désarmés devant ce qui leur arrive (filles et fils de professeurs, de médecins, elle, d'ouvriers) et qui n'acceptent pas assez la vie pour avoir peur de s'en défaire (exit Christo, Henri, Vincent et Thierry). Ici, l'héroïne a pour nom "le Malin".
[J'ai revu, je me suis reporté à ce à quoi j'ai pu assister à l'époque, nous étions au début de l'ère Mitterand, et du haut des quais le quartier, l'îlot Chalon avait été encerclé par les forces de l'ordre, pour une vaste opération de nettoyage ; tout a disparu à présent, depuis un fameux 14 février. Puis le lieu, comme sorti de terre, d'opération immobilière en opération immobilière, n'a cessé de gagner en hauteur, en se "boboisant" à souhait. A la lecture des "'Anges dansent et (d)es anges meurent", j'ai revu aussi - certaines de ses images inscrites dans mon cortex -, ce film : "Les anges perdus de la planète Saint-Michel" et revécu l'émotion qu'il avait suscitée en moi alors.]
Mais trêve de digressions, lisez ci-dessous un extrait de cet opus où percent de (trop) rares instants de bonheur, et qui font malgré tout la différence, en voici un :
*
"Le vent fera vaciller ces araignées qui peuplent mes yeux. Il fera errer ma peau sur fond de ciels et mouvoir le soleil dans mes veines, le soleil enfin qui incendie de trop vastes douleurs." M.L.
Résurrection du Sud
(Parodies de la Lumière).
Herakleio. Grande ville grecque peu intéressante. Capitale crétoise. Et puis, là où finit la route du Sud : Levenda.
Une vingtaine de baraques les pieds dans le sable, certaines sur pilotis : c'est un village de pêcheurs. Deux épiciers, une douche collective près des toilettes publiques pour quelques marginaux hors saison, deux ou trois pensions de famille, une mer bleu encre qui se répand sur la plage et dégouline le long des rochers, là-bas, passé les grottes...
Savait-il, à la minute près, quand j'arriverais ?... Je pénétrais tout juste sous la tonnelle, quand il se tourna, et de son sourire Malin m'accueillit :
- Hey, petite fille ! Tu ne m'en veux pas pour le déplacement ?... C'est plus tranquille ici, tu comprends ?
Son visage était fin, d'enfant, taillé dans la masse de ses excès. Pendant qu'il me regardait, une ombre divisait son menton de droite à gauche qui m'apprit l'existence de sa seconde lèvre. Moins insolente que la première, simplement sensuelle. Très ourlée, elle s'ouvrait à l'inconnu(e) de façon parfaitement lascive, d'un naturel presque indécent, et avalait goulûment la partie inférieure de son visage.
Il se leva, posa ses vêtements sur le sable, un peu plus loin, et entra dans l'eau, doucement, régulièrement, comme s'il retournait chez lui et ne devait plus en revenir.
Soupçonneuse, flairant un piège, commençant à être nettement refroidie par le manque, c'est tout habillée que j'ai plongé dans la mer.
Nous nous sommes séchés. Le soir, il s'est rhabillé, et nous avons emprunté une ruelle perpendiculaire à la plage, qui longeait un kiosque à cigarettes. En tournant sur la droite, la rue principale du village nous guida vers le seul restaurant ouvert à cette heure. Petite fille devant l'arbre de Noël, j'avais envie de toucher à tout et ne savais par où commencer.
Sur le palier de la pension de famille, il y avait une douche. Petite fille rougissante à la peau salée, je me suis prêtée - donnée - à la toilette que Kievits m'offrait. Vivant impeccablement ma pudeur, il ouvrit les robinets pour faire diversion, et me poussa sous l'eau, riant comme si nous étions des enfants, comme si nous devions rire à ce moment précis.
Sous l'eau, il m'a rejointe.
Sous l'eau, ses mains d'homme se sont posées sur mes seins..."
Margaux Lunel
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18/01/2020
Le poète Al Berto (1948-1997) et Cézanne
Né en 1948, Alberto Pidwell Tavares fut poète, peintre, traducteur, libraire, rédacteur littéraire. Après des études d'art à Lisbonne, il s'exile en Belgique pendant la guerre coloniale, pour regagner le Portugal en 1975, jusqu'à la fin de ses jours. Un recueil de son œuvre quasi complète, "O Medo" ("La Peur") a obtenu en 1988 le prix Pen Club portugais de poésie. Voici le poème qu'il écrivit – traduit par Jean-Pierre Léger - en hommage au lumineux Cézanne, in "La secrète vie des images", éditions L'Escampette, un an avant de nous quitter :
La Montagne Sainte-Victoire, 1885-1900
Sainte-Victoire après la mort de Cézanne
dans le plus lointain isolement de la mémoire
j’ai gardé précieusement l’ombre des basaltes
schistes lumineux fissures de granit fenêtres
près de sainte-victoire plus grise que jamais
je peignais sans cesse je peignais
dès l’aube jusqu’à ce que la nuit tombe
obligeant la main et la pensée à défaillir
¤
j’ai toujours travaillé l’obsessive lumière
mais la vieillesse m’a emprisonné dans le vertige
à un âge avancé
j’ai continué à peindre sur le motif
il me semblait faire de lents progrès
j’ai presque compris les plans superposés
d’un même objet sous la clarté d’aix
¤
c’était en 1906
monté sur un âne chargé de matériel
j’allais vers où le coupant mistral était passé
laissant à découvert l’implacable soleil
modulais terres pins nuages maisons corps
mais la mort n’a pas consenti à ce que j’exécute
les géométriques paysages soupçonnés et
avec moi s’est perdu le secret de cette pyramide
qu’est sainte-victoire vibrant
dans l’aveuglante luminosité de midi
Al Berto
04:22 Publié dans Arts, Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)