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26/03/2020

"Mélanie la Nuit - Poèmes", de Jacqueline Tanner, éd. de l'Aire, 11 nov 1980, 52 p.

En seize déclinaisons, avec en pages paires : "Mélanie", en pages impaires : "La nuit"... sauf pour le tout dernier poème, composé d'un seul bloc où Mélanie, la narratrice, se défait de la ténèbre, emportée par "l'haleine des blés mouvants". Visage alors de la réunification, du plein accord avec soi-même, avec la Nature en premier lieu. Un recueil habité de l'intérieur, en quête d'une Harmonie perdue, qu'approche le poème, éloigné des faux-semblants. Tel est l'objet jamais démenti de sa quête:

Mélanie   V

 

Viens

      ma peau est douce
      aux confins du tourment

 

viens

      mon corps insulte
      les braises des foyers éteints

 

ô viens

      les arbres ont brûlé leur mémoire
      aux sources même
      de tes silences

 

La nuit   V

 

La clameur des ibis
te rejette     haletante

racine

éclatée

à l'encontre des odeurs

 

Tu refuses le courant

 

Le soleil agonise
de tes mots
de tes vagues
quand tu caresses la rosée
du bout de tes matins
anonymes

 

Jacqueline Tanner

09:01 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

25/03/2020

"Fragments d'un voyage immobile", de Fernando Pessoa, traduit par Rémy Hourcade, éd. Rivages, 26/1/1990

Fernando Pessoa a laissé, à l'heure de nous quitter, 27 453 textes rangés avec le plus grand soin dans une malle. Son esprit critique y a toujours libre cours, dans un environnement textuel empreint de négativité, voire caustique, de sensibilité libertaire et si rebondissant dans ses apartés poético-philosophiques que l'auteur en devient attachant, sans que "l'homme aux masques" l'ait pour autant désiré, la distance entretenue avec l'autre - sa réception donc - comme avec soi-même - la pensée de soi-même - tenues tout le long pour essentielle :

 

Parfois, la nuit, je ferme les yeux et je vois apparaître une suite de petits tableaux, très fugaces mais très nets (aussi nets que le monde extérieur) : il y a là des personnages étranges, des dessins et des signes symboliques, des nombres (j'ai déjà vu aussi des nombres) etc... Et parfois - sensation très curieuse - j'ai tout à coup l'impression d'appartenir à autre chose.

Tout cela est imprimé en tout petit dans un livre dont le brochage se découd.

Je suis dans un état de désarroi et d'angoisse intellectuelle que vous ne pouvez imaginer.

Je sens que je ne suis rien que l'ombre
D'une silhouette invisible qui m'effraie.

J'ai passé ces derniers mois à passer ces derniers mois. Rien d'autre, un mur d'ennui surmonté de tessons de colère.

Je suis dans un de ces jours où je n'ai jamais eu d'avenir. Il n'y a qu'un présent immobile entouré d'un mur d'angoisse.

Au bout de ce jour il reste ce qu'il restait d'hier, ce qui restera de demain : l'angoisse insatiable, innombrable d'être toujours le même et toujours un autre.

C'est pour cela que le Prince n'a pas régné. Cette phrase est tout à fait absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes me donnent envie de pleurer.

La vie me fait mal, à petits coups, à petits traits, par intervalles.

Mon âme est un maelström noir, immense vertige autour du vide, aspiration d'un océan sans fin vers un trou dans le néant : et dans ces eaux, plutôt ce vortex, flottent toujours les images que j'ai pu voir et entendre à travers le monde.

Dans le vertige physique, le monde extérieur tournoie autour de nous ; dans le vertige moral c'est notre monde intérieur qui tournoie. J'eus un instant l'impression de perdre la conscience des véritables rapports entre les choses, de ne plus comprendre, de basculer vers un abîme de vide mental. C'est une sensation horrible, qui frappe d'une peur démesurée. Ces phénomènes deviennent fréquents, ils semblent jalonner ma route vers une nouvelle vie mentale, qui sera naturellement la folie.

Sentir tout, de toutes les façons.

Ressentir les choses, quel ennui !

Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau c'est mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.

Je me suis multiplié pour me sentir.
Pour me sentir, j'ai eu besoin de tout ressentir ;
J'ai débordé, j'ai fini par me répandre...

Ce qu'il faut, c'est être naturel et calme
Dans le bonheur ou le malheur,
Sentir comme on regarde,
Penser comme on marche,
Et, au bord de mourir, se souvenir que le jour meurt...

Peu importe que nous sentions ce que nous exprimons : il suffit que, l'ayant pensé, nous sachions feindre de l'avoir senti.

 

Fernando Pessoa

11:56 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

23/03/2020

"Un autre monde", de Bernard Demandre, tapuscrit à paraître dans "Diérèse"

Chers toutes et tous, avec vous par la pensée ces temps-ci et requis par ce terrible mal qui nous frappe (dont on a pas fini de parler, malheureusement), je vous livre les premières lignes du journal d'hospitalisation de Bernard Demandre, dont la disparition m'a plongé dans la peine, vous n'êtes pas sans le savoir. Son Journal, qui paraîtra in extenso dans Diérèse, n'a rien d'un exercice stylistique comme pour le baroque Eric Chevillard (cf son Journal du confinement, en cours). Bien plutôt, il suit l'évolution de sa maladie, analyse l'environnement qui fut le sien, la désespérance et l'attente de jours meilleurs, in fine... Par respect pour les siens, je ne dirai évidemment pas un mot de ce dont il souffrait, qui l'a rongé de l'intérieur, la morphine ayant atténué ses souffrances dernières. Je vous rappelle que le numéro 78 qui lui est dédié, ne paraîtra qu'en mai, l'imprimerie à laquelle j'ai confié le travail (BAT validé in extremis, pour 306 pages à venir) ayant été contrainte de fermer... Amitiés partagées, portez-vous/protégez-vous bien, Daniel Martinez

 

Prélude


J'écrasai la dernière à cinq heures.
J'ignorais alors ce qui allait s'ensuivre. Comme tout le monde dans un cas pareil, j'imagine. C'est ainsi qu'ordinairement ont lieu des phénomènes auxquels nous ne prenons pas garde, embusqués qu'ils sont derrière la conscience, à peine cachés et dont nous apercevrons, plus tard, qu'ils constituaient des signaux, pour ne pas dire des signes, car ce dernier terme nous renvoie trop à un monde inspiré et religieux. C'était, pour le moins, un avertissement. La chose cependant était d'importance. Je le savais confusément à cet instant, tout en ignorant les conséquences de cet événement, la suite cauchemardesque que les choses allaient prendre, la réalité basculant dans la fantaisie, voire dans la fantasmagorie.
En soi cela ne présentait pas de gravité particulière. Ce n'est qu'après, lorsque la dernière restait toujours la dernière, que je me rendis compte, bien plus tard, en quoi cela était devenu un des tournants les plus importants de ma vie. Je ne suis pas loin de penser d'ailleurs que bien de ces tournants ont été pris, non pas grâce à une suite de raisonnements et de déductions logiques, bien projectives et normales sous tout rapport, mais sur des coups de partielle inconscience, sans préméditation et sans projet. Des espèces de retournements internes, bouleversements profonds du corps et de la psyché.

Mais à ce moment-là, il était surtout question du corps dans ce qu'il a de plus basique. Le gros défaut de fonctionnement, la panne définitive qui vous oblige à vous immobiliser et à attendre qu'on veuille bien réparer. L'autre solution eût été de tout laisser sur le bord de la route et de continuer...


Bernard Demandre

21:46 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)