30/04/2020
"Le Lac aux demoiselles", de Charles-Ferdinand Ramuz, éditions de l'Aire, Collection L'Orchidée, avril 1990, 20 pages.
Pierre avait pris place un peu en dessous de l'arête.
Il entendait chanter au-dessus de lui les feuilles de schiste verticalement dressées que le vent émouvait, et dont il tirait une mélodie comme la langue fait de l'anche. C'était une chanson monotone qui tantôt baissait brusquement de deux ou trois notes, tantôt remontait la gamme jusqu'à n'être plus qu'un sifflement aigu.
Il avait les pieds dans le vide. Il était assis au fin bord d'une assez haute paroi qui dominait un palier de gazon, lequel dominait à son tour un nouveau saut dans rien du tout, toute la montagne étant ainsi faite de gradins superposés qui allaient se recourbant, sur chacun de leurs côtés, jusqu'à se rejoindre ou presque, créant un espace clos et comme une manière d'orbite, au fond duquel luisait doucement, comme un œil, un petit lac.
[...] C'est là, entre ces arbres, qu'il les avaient vues, d'abord. Deux taches claires, qui n'étaient guère plus grosses d'ailleurs que deux points, qui s'avançaient d'un arbre à l'autre, et tantôt s'éteignaient dans l'ombre, tantôt étaient rallumées par le soleil. Elles sont ainsi parvenues jusqu'au bord du lac. Pierre regardait attentivement.
Ce n'est pas souvent, dans nos solitudes, même quand on dispose pour son inspection d'une vaste étendue, qu'on découvre des êtres vivants. Il se demandait : "Qui est-ce que ça peut bien être ?" Il s'est dit : "Deux demoiselles, elles doivent venir du chalet." Et des demoiselles de la ville, à en juger d'après leurs robes claires en toile, parce que les femmes du pays sont vêtues de laine et de noir.
Il ne les quittait plus des yeux. Il y en avait une plus grande et une plus petite. Et, le regard de Pierre s'habituant à elles, tandis qu'il le rendait plus efficace encore par un effort de volonté, il les voyait, en effet, maintenant, avec un mouvement de jambes qui se dessinait sous la jupe mince, l'une qui allait s'asseoir sous un sapin, l'autre qui avait poussé jusqu'au bord du lac. Le lac avait l'air de l'attendre, ayant eu un frémissement quand il a reçu son image. Car elle s'était penchée sur l'eau, elle s'est mirée dedans, elle y a trempé la main, s'étant retournée ensuite vers l'autre des demoiselles. Pierre regardait de toutes ses forces. C'est ainsi qu'il a vu celle qui était au bord de l'eau s'asseoir également et porter les mains à ses pieds. Et il a vu la chose qui a suivi, qui a été qu'elle a levé les bras et qu'elle retirait sa robe, étant devenue un peu plus blanche, puisqu'elle a encore changé de couleur, puis que, tournant la tête de tous les côtés sur ses épaules, elle a jeté les yeux autour d'elle. Lui, est perché là-haut, sur un avancement du roc, on ne se doute pas de sa présence, il n'est pas vu, il voit tout. Il voit que cette dernière chose blanche avait été à son tour enlevée, toute la montagne regarde ; et la demoiselle, au milieu, est rose, et non pas rose franchement, ni jaune, mais pâlement rose dans le soleil et peinte de soleil, comme la fleur du grenadier qui vient d'éclore. Elle avance à mi-jambes dans l'eau, toute la montagne la regarde ; elle se penche, puise d'une main, se frotte les jambes et le corps, avec la tache noire de ses chevaux sur ses épaules.
Puis elle s'est jetée à la nage et alors l'eau du lac a été cassée en mille morceaux comme quand on donne un coup de poing dans une vitre. Il semblait que les débris eussent flotté à la surface, allumés qu'ils étaient à leur tranchant par le soleil.
Il y avait, non loin du bord, un bloc de rocher qui émergeait. Elle s'avance dans sa direction, elle y aborde, toute la montagne regarde ; et puis, étant grimpée dessus, elle a été là, dressée tout debout, ruisselante, et les bras levés. Vue ainsi doublement, et vue ainsi deux fois, étant recommencée au-dessous d'elle par son reflet, grande à voir, belle à voir dans sa réalité, belle à voir dans son image.
Charles-Ferdinand Ramuz
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Un conteur étonnant, attentif aux gens de peu, resté à l'abri de tous les "ismes" qui ont fleuri dans la littérature. Charles-Ferdinand Ramuz a toujours su garder cette langue savoureuse qui témoigne d'une force et d'un plaisir de vivre, premiers. Trace rétinienne, la poésie affleure, de la nature à l'homme et dans une quête mutuelle, fusionnelle. Poésie qui laisse respirer la page, prise au jeu de ce que l'auteur a su dispenser d'émotion contenue, au fil des mots, en partage. DM
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29/04/2020
"La Casse", de Pierre Bergounioux, 16 dessins de l'auteur, éditions Fata Morgana, 13 fév. 1994, 64 pages, 700 exemplaires.
Ce que j'aimais, chez les arbres, c'était leur égalité et celle, par suite, qu'ils m'accordaient. Ils étaient eux-mêmes sans qu'il fût besoin de mon approbation, c'est-à-dire d'une altération de mon être, de sa négation perpétuée.
J'arrivais avec la douleur de manquer de tout, d'en posséder le contraire. J'ai envisagé de passer la frontière. Changer de règne s'offrit d'abord comme la seule issue. Je m'adossais à l'aulne. La respiration tumultueuse que m'avaient faite la marche rapide et, aussi, les choses mauvaises que j'avais emportées, se calmait. Je ne bougeais pas. C'était le soir. Je cessais peu à peu de percevoir le tronc lisse, sans chicots, dans mon dos. C'était pareil et c'était bien. Les détails, autour, s'estompaient graduellement. Le paysage se simplifiait. L'ombre circulait dans le taillis, imposant le silence, tarissant les chuchoteries des feuilles. J'aurais dû rentrer. Je pouvais encore mais il y avait trop d'agrément à ce goût d'arbre que j'avais, maintenant, trop d'âcreté au goût d'homme que je retrouverais dans les lieux habités. Je n'avais plus froid, ou bien ce n'était déjà plus ce qu'on appelle ainsi mais les prémices d'un exil bienheureux, l'entrée au royaume sylvestre. J'étais lavé de l'amer et du noir que j'avais apporté avec moi comme par une perfusion de sève, purgé de l'atrabile par l'humeur limpide dont les arbres sont irrigués. Je voyais à peine les taches vagues de mes mains. Je distinguais mal les joues, le front de l'air bistre, comme si, déjà, une fine pellicule d'écorce les recouvrait. Derrière, l'anastomose s'était accomplie. Il n'y avait plus d'épaules, d'échine, rien que l'aubier et, au-delà, l'épaisseur rougeâtre du bois de cœur.
Je ne sais pas le temps qu'il aurait fallu encore, le délai requis pour s'assimiler tout entier, connaître les nombreuses faveurs dont les arbres furent comblés, la nutrition éthérée que leur prodigue la lumière, la ronde enfantine des saisons, l'éternelle jeunesse des feuilles, l'humeur claire, les visites d'oiseaux...
Pierre Bergounioux
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27/04/2020
"L'en-allée", de Yaël Cange, chimigrammes de Pierre Cordier & Gundi Falk, éd. La Pierre d'Alun, 27/5/2012, 80 pages, 600 ex.
Une poète qui a collaboré à Diérèse, inclassable bien heureusement, dont la voix rejoint parfois le cri face au monde dont elle n'entend suivre la pente que par accident. Tout un théâtre intérieur, ponctué, emporté par un questionnement serré, un tête-à-tête inépuisable, passionnel... appel à celles et à ceux qui entreront dans son cercle, à ses lecteurs potentiels, sans cesse pris à témoin. Flux réactionnel dont l'argumentaire miroite doucement dans la nuit du corps, des sens pris à partie. Yaël, prénom choisi en lien avec tel livre d'Edmond Jabès, que l'auteure a eu la chance de connaître. Un quotidien à vif, qu'elle tentera pour le mieux de se concilier, non sans la crainte d'y perdre le la. Son souffle mêlé aux frous-frous du vent dans les feuillages, aux pulsations d'un cœur en cage, depuis la terrasse de ses appartements fleurie de plantes rares, dans le douzième parisien. Il y fait si doux que l'été à présent ne saurait plus trop tarder. DM
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Une voix
Qu'on se trouve ici, ailleurs, - qu'importe ? M'écoute. Pas de quoi s'inquiéter. Loin de là. C'est le monde qui, se perdant de violence en lui, te veut - de ses coups, au mieux - recevable.
Comme te voilà, en vrai, à ne reposer sur rien.
Une autre
Savoir ? Que j'aille où les jardins, où le fleuve me mènent, - ça je le sais. Tout de même que l'oublier m'exhorte au pire. Une manière de doute : desquels - sinon duquel osai-je me réclamer ? Ai-je vraiment cru qu'il y eut pour moi du possible, allons ! Je n'en saisis pas même le sens. Ah ! pardon ! Sauf à rêver peut-être. Bon. Rêver. N'y aura eu que ça dans ma vie. Ma vie sans rien sans moi. Mais avec jardins ma vie. Avec fleuve. Et ç'aura été tellement déjà ! Encore un peu, voilà que fièvres, s'il en est - ne pèseraient plus d'aucun poids. Ni cris-en-gorge.
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Toujours - l'idée de ne pouvoir m'accrocher à rien - m'obsède. Besoin de moi, ici ? Personne. Seule - m'incombe une volonté de silence. C'est tant, vous comprenez ?
Soudain l'effroi me soulève. Je retombe, haletante. Lacérée de ce trop d'impuissance humaine. Le corps, quant à lui - devenu lambeaux - se brise en deux. Ne faut pas. Que l'horreur en vienne à l'excéder, pensez !? Sûr - que je me débats. N'est que de voir comme douleur - plein les membres, le sang - se fait sentir. A quel point - par elle - je défaille. Voilà je le dis moi. Tout moi. C'est le moins qu'on puisse être : moi ! celle-là même - d'il y a longtemps - qu'entre dégel et gel, telle mémoire, jamais ne cessa de torturer.
N'est-ce pas d'avoir excédé trop tôt mes forces nerveuses ? Ciel est bon. Pas à douter. Mais ça : une main ! Un genou où poser sa tête : une tête ! : j'ai beau chercher. Aussi loin que j'aille - je ne m'en souviens pas.
Yaël Cange
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