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14/08/2021

"Terres brûlées", de Gilles Moinot, éditions Flammarion, juillet 1991, 96 pages, 70 F

Adossé aux collines, le port se déroulait comme une ligne de frontière, comme un trait indécis entre la terre et l'eau pour marquer le départ ou la fin des voyages, nul ne savait vraiment lorsqu'au matin venaient accoster les navires, les barques de pêcheurs qui précédaient le jour à peine et bientôt les bruits se mêlaient en faisant s'évanouir tous les songes, lentement le sommeil s'écartait dans la plainte étouffée des sirènes, dans les cris des marins qui fusaient tout à coup et la voix des femmes en écho déjà penchées à la fenêtre, les au revoir, les retrouvailles, les rires et les pleurs confondus dans le fracas des chaînes d'une ancre qu'on lève ou qu'on jette. Tôt le matin Adriana aimait s'asseoir à l'ombre de la galerie avant qu'Ugo ne la rejoigne, se balancer dans le fauteuil d'osier en s'amusant à s'inventer une autre vie. Regarder la mer fixement, ne plus bouger surtout lorsque le bateau s'approchait et la coque d'argent scintillant au soleil dont les reflets soudain l'obligeaient à plisser les paupières, l'éblouissaient jusqu'à perdre conscience au fond de ce rêve éveillé qu'elle aimait entre tous et là-bas c'était elle qui agitait la main sur le pont découvert afin qu'on l'aperçoive, Adriana debout qui s'appuyait au bastingage en attendant de débarquer, chapeau de paille et robe claire elle franchissait la passerelle en se retenant aux cordages, immobile à présent au bord de la jetée pour contempler enfin l'île inconnue, les maisons hautes au bord du quai et les façades délavées à la couleur du sable ou du jour qui descend, l'ocre ou le rose et l'or ternis d'avance contre ciels et marées, plus transparents encore quand les grappes de fleurs éclataient aux tonnelles dans la chaleur ardente où se noieraient bientôt tous les parfums, dans le vent salé de la mer qui lui donnait le souffle court et sur les toits là-haut les draps claquaient comme des voiles lorsqu'elle marchait par les ruelles sous les balcons étroits, entre les madones ou les saints qui pardonnaient sans fin au fond de leurs niches de pierre, alors elle s'arrêtait parfois pour allumer un cierge, respirer un instant l'odeur du café chaud, des gâteaux de cannelle tiédissant au rebord des fenêtres et derrière les persiennes à demi soulevées ou bien à demi closes, derrière les portes entrebâillées elle pouvait deviner le dessin régulier des carreaux de faïence, les meubles lourds sous les portraits  jaunis, les armoires ou les coffres truffés de balles de lavande ou bien imaginer les draps froissés, les lits défaits, le désordre des nuits qui affleurait soudain et elle ouvrait les yeux, mais non, c'était son île encore qu'elle n'avait pas quittée à l'abri de la galerie, l'île aux fougères qui s'éveillait et dont jamais peut-être elle ne finirait de partir. Quelle importance maintenant, Adriana se balançait en regardant mourir au loin le sillage d'écume et la mer lui parut brusquement sans mystère, Ugo ne tarderait plus très longtemps. Elle pouvait l'entendre déjà qui chantonnait en s'habillant dans la chambre là-haut, qui descendait à pas de loup comme chaque matin préparer en secret le petit déjeuner et bien sûr tout à l'heure elle feindrait la surprise quand il se pencherait sur le fauteuil d'osier pour effleurer ses lèvres, annoncer que la table était mise, presque un tableau déclarait-il avec fierté en lui montrant le melon blanc dans une coupe, le raisin et les figues à la chair étoilée, alors ils s'asseyaient tous les deux face à face et le temps leur appartenait qu'ils laissaient s'écouler à sa guise ou s'amusaient à ordonner pour mieux pouvoir ensuite en bousculer l'arrangement, s'écarter au hasard des chemins de traverse ou flâner sur le port dans la douceur du soir. Il n'y aurait pas d'autres voyages, pas d'autres vies non plus même au détour de tous ses rêves pensa-t-elle en riant, et c'était mieux ainsi.


Gilles Moinot

09:47 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

09/08/2021

"L'Ancolie", de Jean-Loup Trassard, éd. Gallimard, coll. Le Chemin, 10 septembre 1981, 232 pages

Cinquième livre de cet auteur, ses récits fleurent bon la poésie, une poésie dénuée d'affèteries, où le descriptif est à tout instant sublimé par l'image intérieure que nous communique le scripteur (comment comprendre, à la lecture de ces pages, la distinction entre prose et poésie ?).
Comme Raymond Depardon dans "La Terre des paysans", livre paru au Seuil (4/9/2008), J.-L. Trassard évoque un monde en voie de disparition, couplé qu'il tente de demeurer avec les biens que nous procure la la terre mère ; un monde auquel continuent de se référer les amoureux de la nature. Dans le titre paraît l'ombre portée du fameux dessin de Dürer, sa Mélancolie.
La plante, dite dans ces pages "elle" : soit l'ancolie, ne fait qu'initier les neufs récits de cet opus qui entend préserver en lui le souffle vital, dont on ne sait si, demain...
Ici, la mort nomade côtoie la vie, se fait l'écho d'une souveraine solitude, celle du narrateur ; d'un exil, intérieur. J'ai choisi pour vous le retour à l'huis/lui, des pages 63 et 64 :

* * *

Le cerceau de bois

Pas de lumière, des mèches à pétrole traînaient l'ombre, des tentures flottantes. L'eau d'une pompe rouillée. Pour mon enfant nouveau une maison tant chargée de morts... Le berceau fut mis sous les tilleuls en fleurs. Un parc d'osier plus tard entre les campanules blanches.
La neige en se posant ramène la neige ancienne. Sans traces, sans empreintes. Une seule lampe, une table - les chouettes nimbées de leur tiédeur se déplacent dans les branches - et sous le front, dans mon souffle, intenses, à peine saisissables pourtant, des instants ressurgis. Le corps tressaille au souvenir des respirations. Des jours, calices éphémères, ouvrent sur la limpidité d'un ciel leurs pétales d'arbres.
Déjà elle aimait l'automne, envahi par l'odeur des pommes, au potager et dans les prés comme une vapeur pourrissante. Le buis et le laurier chauffés cédaient l'après-midi aux fanes en brûlots, à l'âcre de la terre. Elle vit de douces brumes monter vers la lassitude des jardins. Les odeurs parce que ténues et secrètes se laissaient approcher, jusqu'au sang elles pénètrent qui sait les boire, poison d'humbles plantes sauvages ayant force d'envoûtement. Les recevant elle se livrait, à ses poignets frottés de menthe et d'artichaut les chaînes étaient invisibles. Elle ne devait jamais partir.
Dans un des lits jadis bassinés de cuivre et de braise tandis que nous attendions en tremblant, j'écoute la maison s'égoutter. Les draps humides tirent à eux la chaleur de mon corps. La laine, les plumes, reprennent vie sur moi, me laissant courbatu et glacé. Sur le dos, les yeux ouverts dans la maison entièrement ombreuse je suis, un peu au-dessus du sol, le lieu où se dressent et se coupent, achèvent de s'effacer les visages. Je n'entends même pas le battement des horloges creuses dans les couloirs, mais les meubles qui craquent, d'âge et de solitude.


Jean-Loup Trassard

12:15 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

07/08/2021

"The Arkansas Testament", de Derek Walcott, éd. Farrar Strauss & Giroux, février 1989, 117 pages

Le huitième recueil de poèmes de Derek Walcott (Prix Nobel de littérature en 1992) : The Arkansas Testament, est divisé en deux parties : « Ici », des vers évoquant les Caraïbes natales du poète, et « Ailleurs ». Il s’ouvre sur six poèmes en quatrains dont les vers témoignent d'une fusion perceptible du paysage et de ceux qui, dans l'espace caribéen, le peuplent et lui donnent ses couleurs, celles de la vie, en majesté ; au regard d'un ballet mystérieux que le poète interroge et sublime à sa façon.
The Arkansas Testament a été publié en français en 2005 sous le titre La Lumière du monde, dans une traduction de Thierry Gillybœuf, par les éditions Circé.
Pour le poème suivant, j'ai choisi en toute indépendance d'esprit, la traduction qu'en a faite Claire Malroux, en 1996. Mais... goûtez plutôt :

¤

Summer Elegies


I


Cynthia, the things we did,
our hands growing more bold as
the unhooked halter slithered
from sunburnt shoulders !

Tremblingly I unfixed it
and two white quarter-moons
unpeeled there like a friskert,
and burnt for afternoons.

We made one shape in  water
while in sea grapes a dove
gurgled astonished "Ooos" at
the changing shapes of love.

Time lent us the whole island,
now heat and image fade
like foam lace, like the tan
on a striped shoulder blade.

Salt dried in every fissure,
and, from each sun-struck day,
I peeled the papery tissue
of my dead flesh tissue
of my dead flesh away ;

it feathered as I blew it
from reanointed skin,
feeling love could renew it - 
self, and a new life begin.

A halcyon day. No sail.
The sea like cigarette paper
smoothed by a red thumbnail,
then creased to a small square.

The bay shines like tinfoil,
crimps like excelsior ;
All the beach chairs are full,
but the beach is emptier.

The snake hangs its old question
on almond or apple tree ;
I had her breast to rest on,
the rest was History.

* * *

Elégies d'été


I


Cynthia, quels n'étaient pas nos jeux,
nos mains se faisant plus hardies
tandis que, dégrafé, le soutien-gorge
glissait des épaules hâlées !


Avec des gestes tremblants je l'ôtais
et comme en une gravure
se révélaient, brûlant l'après-midi,
deux blancs quartiers de lune.


Nous tracions dans l'eau une seule forme,
parmi les raisiniers une colombe
roucoulait tout étonnée par
les formes mouvantes de l'amour.


Le temps nous prêtait l'île entière,
image et chaleur aujourd'hui
s'estompent comme l'écume en dentelle,
le hâle sur une épaule striée.


Le sel séchait dans chaque fissure
et, dans le foudroiement solaire,
chaque jour je pelais le tissu
parcheminé de ma chair morte ;


il s'emplumait quand je soufflais
sur la peau à nouveau ointe,
sentant que l'amour pouvait se
recréer, et la vie renaître.


Jour idéal. Nulle voile.
La mer comme un papier à cigarettes
lissé par l'ongle rougi d'un pouce,
puis froissé en un mince rectangle.


La baie étincelle, papier d'argent,
frisure de copeaux ; tous les transats
sont occupés sur la plage, 
mais la plage est plus déserte.


Le serpent suspend sa vieille question
à l'amandier ou au pommier ;
j'avais un sein où reposer,
le reste était Histoire.


Derek Walcott

traduit par Claire Malroux